Abou-El-Abed-El-Bayrouti

Soumis par Hayan Sidaoui le dim 06/11/2022 - 12:05

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Abou El-Abed El-Bayrouti est un personnage incontournable du folklore populaire libanais ! Toujours coiffé d'un tarbouche (chapeau traditionnel turc) et tenant un court bâton en roseau que sa main ne quitte jamais signe de force et d'autorité.

 

C'est le mythomane marseillais puissance dix ! Il a tout vu, tout connu, tout vécu et cela sans jamais bouger de sa chaise au café El-Ijez au vieux centre-ville de Beyrouth, une main tenant le tuyau de sa narguilé et une autre tenant sa moustache, tantôt celle du haut et tantôt celle du bas, tout en observant les passants avec un œil de lynx ! C'est dans ce café mythique qu'il racontait ses exploits entre deux parties de backgammon et gare à celui qui le bat à ce jeu car il a le coup de bâton facile ... 

 

[ Photos: Le café El-Ijez (la bonne prononciation étant Al-Kzaz) fondé en 1951 puis réouvert et rénovée après la guerre dans les années 1990 par sa propriétaire Angèle Abi-Haydar qu'il a hérité de son père, en 2001 un promoteur immobilier a jeté son dévolu sur le café voulant l'acheter et le démolir pour y construire un immeuble malgré le refus catégorique de sa propriétaire. Après un procès de 12 ans sa propriétaire a été contrainte de céder. Le café a définitivement fermé en 2011, avec lui disparaît l'un des joyaux du patrimoine immobilier du vieux Beyrouth comme beaucoup d'autres vieux bâtiments achetés puis démolis par des promoteurs immobilier peu scrupuleux.]Café al-kzaz 1

Café Al-kzaz 2

 

 

Abou El-Abed a donc tout vu et tout connu, il a parcouru les continents, il a traversé jungles et déserts, il a escaladé tous les sommets, il a bravé les vagues monstrueuses des océans. Rien ni personne ne l'arrête ! Il a même connu tous les grands de ce Monde qui l'ont tous reçu avec les honneurs ...

 

Le café El-Ijez ("le café vitré" car sa façade l'est entièrement) est un café emblématique du vieux centre-ville de Beyrouth, avant la guerre civile de 1975 c'était le lieu de rencontre des commerçants du quartier et des clients des "sept dames" ! Les "sept dames" ( sabe3 sététe) étaient les seules pensionnaires de l'unique bordel du vieux centre-ville situé dans un quartier adjacent, le quartier 'Azarié, à quelques pas de l'église Saint-Georges et de la mosquée Al-Omari (la plus vieille de Beyrouth), emplacement stratégique car une fois le péché commis il suffisait de faire quelques pas pour aller le laver !

Rares sont les libanais qui ne les avaient pas connues à partir des années quarante jusqu'en, bien qu'elles n'étaient plus très fraîches, années soixante-dix où la guerre civile avait mis fin à leur brillante et longue carrière qui restera dans les annales !

 

Je dois préciser qu'en arabe correct, vitre ne se prononce pas vraiment Ijez, c'est une expression argotique très localisée, tellement localisée qu'elle se limite à un seul quartier Beyrouthin: le quartier Basta (étalage en arabe) qui se situe à quelques encablures du vieux Beyrouth et qui a vu naître Abou El-Abed à l'aube du vingtième siècle, le siècle maudit, sous occupation ottomane et juste avant le protectorat français. Certains habitants de ce quartier ayant du mal à prononcer certains mots changent l'ordre des syllabes ou remplacent une ou deux lettres par d'autres ce qui rend la prononciation plus à leur portée, bien que sujets à des moqueries des habitants des quartiers voisins ils ont le verbe et les envolées "lyriques" faciles, tant pis pour les moqueries car la jactance ne peut pas attendre ! 

Abou El-Abed se distingue de ses voisins du quartier Basta puisqu'il est multilingues, en plus de l'arabe et du turc, il sait dire "merci et bonjour", "hello baby", buonasera signiorita", "muchas gracias mi amor" ... 

 

Je reviens aux sept dames, Abou El-Aded les a toutes connues et, cela va de soi, toutes les sept étaient follement amoureuses de lui ! 

Quoi de plus naturel ? Lui qui à mains nues a tué lions africains, tigres du Bengale... et même un dragon lors de son "voyage" en Chine, comment ne peut-il pas foudroyer les sept dames avec son charme et sa virilité irrésistibles ! 

 

Sa femme, Em El-Abed, cinquante ans et des poussières, n'était pas dupe ! Femme croyante, bien qu'elle avait un penchant pour les courgettes en hiver et pour les concombres en été, les premières réchauffent et les seconds rafraîchissent, elle était aussi prude que bonne maîtresse de maison dont le seul loisir et d'attendre que son cher mari rentre le soir après ses innombrables aventures et périples quotidiens ! 

 

Lasse de la concurrence déloyale des sept dames, un jour Em-El-Abed, croyante et prude, décide d'attendre le retour crépusculaire de son mari et héros en se mettant toute nue, pour l'inciter à partager sa couche pour la première fois depuis une dizaine d'années ! 

"Mais Em El-Abed, qu'est qu'il t'arrive ? Tu as perdu la tête ?" dit-il à sa femme les yeux exorbités et la moustache tombante.

"Mon cher mari, remets toi donc, je voulais te faire une surprise en "m'habillant" sexy pour toi, ma mère appelait cela la robe sexy "

Abou El-Abed ainsi attendri lui lance une envolée romantique dont il a le secret : "d'accord ma chérie, mais tu aurais pu au moins la repasser"! 

 

Un autre jour un de ses innombrables "écouteurs" au café El-Ijaz l'interpelle,

"Dis Abou El-Abed, comment est-il possible de tuer un dragon avec ses mains nues?"

Abou El-Abed passablement énervé lui répond : "comment ? tu ne me crois pas ?"

L'auditeur un peu gêné, un peu craintif, "c'est à dire que j'ai du mal à visualiser la scène",

Abou El-Abed carrément hors de lui brandissant sa khayzarané (son bâton en roseau), "OK LE DRAGON M'A TUÉ, T'ES CONTENT MAINTENANT ? ALLEZ CASSES-TOI"! 

 

C'était un aperçu condensé de personnage folklorique que chaque libanais connaît d'une manière ou d'une autre.

 

 

Abou El Abed décédé depuis belle lurette, que les dieux qu'il a piégés de son vivant aient pitié de ses âmes multiples, a laissé une engeance prolifique qui a même dépassé les frontières libanaises pour conquérir tout le Monde Arabe ! 

 

Des Abou El-Abed en veux-tu en voilà, ils poussent comme des champignons de l'Atlantique jusqu'au Golfe Persique. Ils sont partout, le verbe courant et la bêtise abondante, intarissable, parfois épique, parfois languissante et souvent insignifiante comme l'est leur existence chancelante, telle une flamme agonisante d'une bougie sur le point de finir de se consommer ! 

 

Moi aussi j'ai beaucoup voyagé, ne vous moquez pas, j'ai vraiment beaucoup voyagé sur plusieurs continents et j'ai pu visité une bonne moitié des pays arabes !

Quand on arrive pour la première fois dans un pays, la découverte est toujours plaisante. Comme touriste, on est toujours bien accueilli, dans un premier temps les sourires pleuvent ce qui rafraîchit le séjour. Puis on consacre son temps aux promenades et aux visites, pour ma part, musées et sites archéologiques le jour, virées culinaires le soir, le tout en ne croisant que la lumière des sourires et le murmure des compliments ! 

 

On se dit alors, "que notre pays est invivable, notre peuple est vraiment insupportable", alors je n'ai qu'une envie, oublier mes racines et m'installer dans ce nouveau pays où les gens se distinguent par leur amabilité..." ! 

Puis, le séjour prolongé, où l'on fréquente de plus en plus le quotidien des autochtones on découvre petit à petit, au fur et à mesure des amitiés qu'on noue, l'envers du décor. 

 

On re-croise le couple Abou El-Abed à chaque coin de rue, décliné en plusieurs variantes où la misère intellectuelle s'ajoute à la misère matérielle, où la frontière entre le rire et les larmes se dilue dans un espoir maintenu grâce à une "assistance médicale" forcenée jusqu'à disparaître ! Dès lors, cette frontière disparue, rend l'espoir désespérant, transforme les rires en larmes de crocodile et les larmes en rires jaunes ! 

Les repères se perdent dans l'abîme sans fond des rêves sans fondement, où la fierté devient leurre et où l'humilité devient hurlements hystériques ! 

 

Les repères perdus, la providence leur envoie une boussole, l'aiguille fiable où l'on est certain de ne pas perdre le Nord même si en réalité on est tout le temps complètement à l'Ouest ! 

Cette boussole est exclusivement "made in Arabia", elle est conçue sur mesure pour les Abou El-Abed perdus dans les méandres du nationalisme aux flots marécageux et aux rives boueuses, où poussent les mauvaises herbes relayant l'épanouissent des échos interminables des crapeaux ! 

Cette boussole a un nom : président pour les uns ou chef pour les autres. 

 

Tels des échos, reviennent incessamment les slogans qui pullulent comme des boutons de variole sur un visage !

"À mort l'impérialisme barbare", "Mort à Israël", "La Palestine vaincra", "Fini le colonalisme sauvage", "NOUS SOMMES LIBRES, NOUS SOMMES LES PLUS FORTS" "VIVE NOTRE PRÉSIDENT ADORÉ" "NOTRE SANG ET NOTRE ÂME SONT POUR TOI CHEF" etc... 

 

Faut dire que la liste des slogans est longue comme un parchemin royal ! " OYÉ OYÉ POPULASSE PRENEZ EN NOTES ET CRIEZ LES SUR TOUS LES TOITS" !

Pauvres toits qui s'effondrent sous le poids de la bêtise puis emportés par le vent tempétueux de la stupidité que les crieurs tels des perroquets appellent intelligence ! 

 

Soudain, au coin d'une rue d'un quartier populaire où je me suis aventuré, je croise un couple de badauds, ils m'accostent avec douceur me demandant avec curiosité : "vous n'êtes pas d'ici ?" ! J'ai été surpris par la question, peut-être que mon panama sur la tête et mes vêtements soignés me font ressembler à un ex-colon qui revient sur la scène du crime !

"Oui en effet, je suis libanais", je me suis empressé de décliner ma nationalité pour couper court à toute spéculation, c'était une façon de devancer la suspicion et d'affirmer que je ne suis pas un de ces colons sanguinaires...

"Ah vous êtes phénicien, bienvenue chez nous", à cette gentillesse je réponds avec conviction, "non je ne suis pas phénicien, je suis arabe" ! 

Après un court instant de silence le mari rajoute avec les yeux ronds, "Arabe ?! Eh bien ma femme est moi nous ne le sommes pas" ! Ma question en retour part comme un réflexe,  "mais vous êtes bien de ce bled?" "Oui nous sommes d'ici, mais nous sommes pas arabes"! 

Je n'ai pas cherché à en savoir plus car j'avais deviné la suite, encore un rêve sans fondement pour camoufler un complexe d'infériorité qui fait des ravages chez les arabes. Ils ont tous les deux la peau tellement foncée, même plus foncée que la mienne, qu'on aurait du mal à les distinguer dans une mine de charbon, mais affirment qu'ils ne sont pas arabes tout en étant habillés en Kamis et en plein souk où ils sont nés ! C'est alors qu'un passant blond aux yeux bleus, qui aurait dû entendre notre bref échange, surgit de nulle part et me dis avec un accent pour le moins original "moi je suis arabe et fier de l'être... bravo à la résistance libanaise et la Palestine vaincra"! 

J'ai été déstabilisé au point que pendant quelques secondes je me suis cru daltonien ! Avouez qu'il y a de quoi être surpris ! Les café-crème nient leur arabité, qui plus est je les soupçonne de rêver d'exile, et un blondinet la revendique alors que je le soupçonne, avec sa dégaine d'harangueur professionnel, de venir d'ailleurs ! L'implacable scenario suivant est déjà écrit:  "nous chez eux pauvres et eux chez nous riches", le véritable "grand remplacement" est bien celui-ci !

 

C'est là où je me ravise, finalement mon pays n'est pas si mal que cela, certes, on y trouve les mêmes maux et la même stupidité mais, c'est déjà ça, la stupidité libanaise est bon chic bon genre, elle présente bien car propre sur elle, stylée, originale, mi-arabe mi-occidentale, moderne, belle stupidité bien habillée, bien coiffée... 

 

Dans l'univers des contradictions perpétuelles le complexe devient roi, le complexe ayant une caractéristique précise : il est comme le tatouage, non seulement il est indélébile mais en plus il se dilate avec l'âge. 

Dans l'univers des contradictions perpétuelles, morbide et moribond, l'esprit humain se tord, se déforme, on en oublie son identité tout en la revendiquant, la dichotomie ravage l'âme comme les sauterelles ravagent un champ de blé, l'épi ainsi disparu il ne reste qu'une tige nue, inutile sauf pour les quatre vents qui la malmènent, qui la froissent, qui l'étourdissant jusqu'à ce qu'elle oublie qu'un jour était porteuse de grains donc de vie, une piètre existence où tout sonne faux jusqu'au moment où la faucheuse arrive pour mettre terme à la "satisfaisante souffrance" ! 

 

Une vie de néant ou le vide remplit l'existence, un vide qui sonne comme le silence dans une tragédie grecque ! 

Les amateurs de Sophocles trouveront sans mal dans le Monde Arabe pléthore de versions vulgarisées de son œuvre ! 

 

C'est bien la mort qui règne entre l'Atlantique et le Golfe persique, pas celle que vous croyez, je parle d'une toute autre mort. Celle où les arabes sont condamnés à "se nourrir et à déféquer" avec la jactance entre deux ! L'arabe ne privilégie que deux organes aux détriments des autres, la bouche et l'anus ! Plus son colon travaille plus son cerveau se repose. Un proverbe arabe résume cela à merveille: "quand les estomacs parlent les cerveaux se taisent"!  Or l'estomac arabe est particulièrement bavard. L'Arabe a plus peur de la faim que d'un quelconque ennemi, il mâche même les mots comme un réflexe cognitif des mâchoires trop habituées à cet exercice, en temps de disette il lui arrive même de ruminer des phrases entières... des slogans faits sur mesure , des prières auxquelles il ne comprend quasiment rien, des salutations interminables et des compliments sans fin... puis une fois le garde-manger verbale se vide les insultes fusent, une véritable diarrhée buccale qui à mon avis est dû aux slogans et prières indigestes et pourtant il ne cesse d'en redemander ! 

 

Abou El-Abed, l'original, doit être à mon avis sanctifié, car à lui seul il portait toutes les tares des arabes, fort mais toujours perdant, intelligent mais toujours le dernier de la classe, clairvoyant mais un rien l'aveugle, objectif jusqu'à une certaine limite, la limite où se perd dans les superlatifs le sens distinctif entre le bien et le mal, rationnel dans l'irrationalité, raisonnable dans la déraison, courageux dans la lâcheté etc ...

 

Je termine en éprouvant une tendre pensée pour Abou El-Abed El-Bayrouti aujourd'hui au paradis, il doit être occupé à jouer au backgammon avec Dieu et, bien évidement, le battre, il le bat tout le temps, Abou El-Abed est toujours gagnant, gagnant pour l'éternité, exactement comme vous chers arabes ! 

 

 

NB: sur la photo de couverture on voit l'acteur libanais Khalil Chhaté, aujourd'hui disparu, qui dans les années soixante jouait le personnage d'Abou El-Abed El-Bayrouti sur les planches d'un théâtre beyrouthin. C'est l'un des précurseurs du "one man show".