Au Pays du Thym

Soumis par Hayan Sidaoui le jeu 05/12/2019 - 18:56

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Au pays du Thym

Mon réveil ce matin là ne fut comme aucun autre, comme si je me trouvais en lévitation entre ciel et terre, comme si l'apesanteur m'avait un instant oublié. Un réveil à la fois limpide et brumeux, lumineux et sombre, grisant et décourageant !
C'est à ces moments là de l'existence, quand le clair et l'obscur se présentent à nous conjointement et non pas à tour de rôle comme de coutume au gré des méandres qui parcourent notre chemin, que nous explorons ce qui nous a toujours échappé : l'incohérence de ce que nous sommes.
 
Quelque chose s'est passé. Un événement inopportun, un inattendu inconsciemment attendu, que notre subconscient repousse sans cesse jusqu'à ce qu'il s'impose à nous sans nous en laisser le choix !
Les sensations flottent avec l'esprit hors de la gravité terrestre mais non hors du temps. Le temps est la seule abstraction palpable à chaque instant et tant qu'on respire.
J'avance machinalement vers la cuisine, encore un peu endormi, comme si le verre d'eau habituel après chaque réveil allait par son effet m'informer.
 
Le temps, cette notion abstraite qui pourtant nous touche à chaque instant, nous emporte sur son passage, nous emmène comme un courant d'eau emporte une branche d'arbre flottante à sa surface. Il nous érode, il nous use, il gère à sa guise notre dérive en omettant de nous apprendre à nager. 
Nager à contre courant n'est possible qu’en consentant d'énormes efforts qu'il est impossible de soutenir continuellement, le temps ne connaît pas le repos.
 
Non seulement le verre d'eau ne fait pas l'effet escompté mais de surcroît, l'eau ingurgitée m'agresse en envahissant ma gorge avec désordre et me causant une quinte de toux.
Il est ‪6h20‬. Tout en essayant de reprendre mon souffle et le cours d'une journée ordinaire, meublée comme les précédentes par les tracasseries et les responsabilités quotidiennes, le réveil de ma fille interrompt brusquement cette quinte : « Bonjour papa c'est l'appel de ma tante qui vient de me réveiller car elle n'arrivait pas à te joindre : papi est mort cette nuit. »

                                                                        
Nadim, né en 1932, était, à la sortie de la seconde guerre, un jeune adolescent d'une famille nombreuse de la bourgeoisie locale issue d'un gros village devenu petite ville.
Ambitieux dans le sens intellectuel du terme, il était en perpétuel conflit avec son père.
Un père dur et croyant, un notable de petite ville de province et commerçant respecté de tous qui n’avait eu sur douze enfants que trois garçons dont l'aîné était décédé en bas âge d'une mort subite. Il ne lui restait donc que deux garçons, et il en fallait au moins deux pour reprendre son affaire florissante, tel était son désir. 
Nadim, dès son plus jeune âge était obnubilé par un seul objectif : devenir professeur de littérature et écrivain. Il détestait le commerce. Plus tard il dira à ses enfants: « L'esprit mercantile des commerçants me répugne, bien souvent le statut de commerçant, pour la majorité d'entre eux, octroie à ceux qui ne le méritent pas une apparence de notable, un notable qui veut toujours devenir encore plus notable. Ainsi se forment les petites bourgeoisies, inutiles pour la société sinon nocives, en opposition au savoir et au progrès car armées de valeurs superficielles voire fausses ! »
Il avait bien raison Nadim, quand le chiffre tue le verbe, les sociétés déjà étriquées et muselées par les pseudo-traditions entretenues par les opportunistes deviennent ruminantes, elles abrutissent la pensée jusqu'à la supprimer. Ainsi naissent les frustrations coupables, ainsi se répand l'interdit qui à force se mue en crime.
 
Je me suis assis sur mon fauteuil, hagard, les yeux rivés sur rien. 
Je viens de perdre mon meilleur ami que je n'ai pas vu depuis onze ans pour cause d'exil et un interminable conflit familial qui a tout détruit sauf la relation d'amitié avec mon père maintenue par un contact téléphonique plus au moins régulier.
« Le vent ne va pas toujours là où désirent aller les navires », disait le poète Al-Mutanabbi. Même les navires doivent consentir un énorme effort pour « nager » à contre courant ! 
Soudain, je m'aperçois que je ne flotte plus entre ciel et terre car brusquement rattrapé par la gravité terrestre. Pire, jamais je ne me suis senti aussi lourd sur le plancher. Le clair a disparu, l'obscur persiste.
 
Les mirages ne poussent que dans le désert où rien d'autre ne s'épanouit, ils remplissent le vide, le néant, et supplantent un court instant l'inaccessible, le coriace espoir pourtant indélébile.
On ne rêve que de ce qu'on ne peut atteindre, le reste n'est que divagation de l'esprit, tout espoir n'est que trompe l'œil pour les âmes crédules.
Une fois les mirages disparus, terminant leur envoûtement passager, on se retrouve nu. Ni ombre, ni brise, ni parfum. Pas un souffle pour se rafraîchir, ni un nuage pour s'abriter des brûlures d'un soleil où la lumière devient soufre, où la vie devient gouffre. 
« C'est la vie, la vie continue » ou encore « celui qui enfante ne meurt jamais », ce sont les formules consacrées dont les compatissants nous bombardent suite au décès d'un parent. Parfois sincères, parfois accompagnées d'un rictus à peine voilé. 
 
Un soir, il y a quelques années, je partageais un verre avec Nadim, nous avions l'habitude de ce partage où nous nous retrouvions de temps à autre autour d'une idée, d'une pensée littéraire, philosophique, sociale ou politique. On ne refaisait pas le monde pour autant, on le jugeait chacun à sa manière.
Soudain, Nadim me demanda de poser mon verre et d'ouvrir bien mes oreilles, puis d'un air assez particulier, le regard grave accompagnant un sourire presque enfantin, me déclara : « le jour de mes obsèques je ne veux ni prières ni de toutes ces traditions religieuses qui ne sont que les fausses façades des "notables parvenus", je compte sur toi pour que ce jour là tu imposes aux compatissants qui viendront présenter leurs condoléances les chansons de Fairouz, et tant pis si cela les repousse, je dirais même tant mieux, même si tu te retrouves seul devant mon cercueil car cela t'évitera de participer contraint à leurs simulacres de croyants".
Je n'avais rien dit, j'ai juste été traversé par une pensée aussi fuyante qu'un éclair : « peut-être que mon père est le meilleur des croyants. »
 
Le crime de Nadim n’était autre qu'une révolte. Une révolte pacifique mais ressentie comme violente pour ces notables auto-satisfaits de leur statut par ce qu'elle véhicule : une remise en cause des « valeurs » régnantes.
Un règne si ancien qu'il est greffé dans leurs esprits ruminants, une révolte qui amène le désordre dans leur quotidien insipide que pourtant ils affichent comme une réussite.
Un quotidien rébarbatif, anesthésiant l'intellect et glorifiant le factice, cette relique qui leur pend au cou comme une cloche et pourtant ils l'affichent comme une médaille, comme une insigne les distinguant de ces pauvres créatures qui réfléchissent. 
Pourquoi se fatiguer à réfléchir, à se poser des questions sans réponses puisque Dieu pense pour nous et possède toutes les réponses. Soyons heureux et satisfaits de notre pain quotidien et de notre sommeil profond.
Dormir est un luxe presque inaccessible pour ceux qui pensent et une récompense pour ceux qui ruminent.
Il n'en fallait pas plus pour que Nadim accentue sa révolte, barricade son refus de l'ordre établi, l'encourageant à commettre, aux yeux de son père et de cette petite société provinciale, l'impensable, le pire, le point de non retour : devenir communiste.
 
Devenir communiste par opposition aux perroquets-prêcheurs tout de noir vêtus, ces épiciers de la croyance à qui, paraît-il, Dieu avait confié la noble mission de répandre le bien. Par opposition aussi à ces patriarches notables qui suivent l'ombre du tout puissant où la miséricorde protège des rayons brûlants du soleil, où le mirage n'est pas celui d'un instant mais éternel car Dieu veille.
Le communisme soudain de Nadim, petit bourgeois ayant grandi dans le confort et l'aisance matérielle, n'était pas vraiment né d’une conviction infaillible, du moins au début.
Le confort bourgeois de son enfance et de son adolescence était bercé par l'enseignement coranique imposé par son père et aussi et surtout par l’enseignement, complémentaire du premier, de « Nahej Al-Balagha » ou « méthodologie de l’éloquence » d'Ali ben abi-Taleb, Ali signifiant l’exalté, cousin et gendre de Mahomet et philosophe de l'Islam naissant.

Il est vrai que le monothéisme depuis Akhenaton, en passant par Moïse et Jésus jusqu'au prophète Mohammad, avait, du moins en apparence, les mêmes préoccupations humanistes que la pensée marxiste-léniniste avec toutefois, pensait Nadim, l'avantage suivant : sans un Dieu. Ainsi raisonna le révolté en herbe en pensant que l'absence d'un Dieu inciterait les ruminants à se poser eux-mêmes les questions et donc à chercher par eux-mêmes les réponses interdisant au tout puissant de le faire à leur place par procuration et par suffisance.
À vingt ans bien sonnés, Nadim devenu un communiste convaincu que sa réflexion avait mûri, garda un penchant pour les écrits d'Ali, le considérant comme le penseur par excellence, un maître en la matière, dont l'éloquence, tout en n’enlevant rien à sa foi fervente, s'adaptait à toutes sortes de révoltes justes et progressistes, et où l'être humain était discrètement remis au centre du cercle universel.
La révolte de Nadim, aristotélicienne par son fondement, devenue conviction, avait enfin trouvé ses armes, n'en déplaise au paternel. C'était l'heure de passer à l'action en déclarant haut et fort ses convictions sans plus jamais se cacher.
 

- Papa, ça va ?
- Oui ma chérie.
- Faut pas te laisser abattre et te laisser envahir par la tristesse.
- C'est mal me connaître ma fille.
- Oui je sais mais moi-même qui n'ai jamais connu Papi j'en suis très attristée. C'est là où je réalise à quel point il était important de partir le voir.
- Que veux-tu ? Ainsi va la justice de ton pays, la France, sectaire, raciste et surtout injuste. 
Il se trouve que depuis que j’ai obtenu la garde de mes enfants après une âpre bataille juridique qui dura des années, il m’a été interdit de les faire sortir du territoire français. Ma fille majeure depuis un an le pouvait mais pas mon fils qui n'a obtenu sa majorité que huit jours après le décès de son grand-père, un grand-père souffrant depuis quatorze ans, ce qui lui interdisait tout voyage en avion.
Le temps ne connaît vraiment pas le repos, même pas huit jours dans une éternité où il ne cesse de courir. 
 
Ce petit échange avec ma fille me rappela un des romans de Nadim, inspiré d’un fait divers, où à travers un drame familial il émet une critique acerbe sur la justice de son pays natal, des années quarante-cinquante du vingtième siècle, et de la société qui se contente d'une justice à deux vitesses adaptée aux pseudo-traditions locales des croyants.
Une justice où l’on tolérait le meurtre de la femme adultère tout en fermant les yeux sur l'inceste. 
« Le tout puissant punira les coupables dans l’au-delà", une phrase à l'emploi si courant, si facile dont le seul objet est de soulager la conscience les yeux fermés.
 
Les images de son enfance lui étaient revenues une fois sa carrière d'écrivain lancée, sur le tard il faut le dire.
Après un mariage d'amour avec une cousine éloignée, plutôt raté, il se consacra pendant près de vingt-cinq ans à assurer ses responsabilités de père de famille tout en restant très proche de la politique après avoir milité au parti communiste jusqu'à ma naissance.
En retraite prématurée, il entama son premier roman, premier d'une longue série, à l'âge de 57 ans.
Tel était son désir depuis son plus jeune âge : devenir romancier.

Ce qu’il devint suite à une expérience cumulée de très jeune enseignant dans l’unique collège de sa petite ville natale, directeur d'un Lycée qu'il fonda lui même dans la même ville, qui demeura pendant des années le seul lycée du Sud limitrophe de la Palestine et délaissée par les pouvoirs publics, de professeur à la Faculté de Lettres à Beyrouth, de journaliste, d'attaché de presse dans une Ambassade parisienne, tout en restant un communiste convaincu.
« Écrire est plus efficace que de faire de la politique car on est plus libre, sans contraintes ou complaisance », aimait-il répéter. 

C'est par l’écriture qu'il lui était possible de dénoncer toutes les absurdités et les incohérences de la société où il avait grandi,  non pour critiquer uniquement mais aussi et surtout pour attirer l'attention sur ce qui ne devrait pas être et qui freine l'épanouissement d'une société et des individus qui la composent.
Il ne croyait pas au bonheur pour tous, loin s'en faut. À le fréquenter dans la durée je me suis forgé l'idée que son seul souci était de contribuer, autant qu’il se peut, à limiter les dégâts. 
Nadim était une mine vivante de matière première. Une profusion d'images et de souvenirs transportés de manière presque clandestine dans les recoins de sa mémoire et enveloppée par une culture générale foisonnante. Un chargement devenu, au fil des ans, trop lourd pour ne pas s'en débarrasser. Le temps presse, la vieillesse guette, il faut faire vite pour libérer la cargaison véhiculée par une mémoire fatiguée de ce fardeau.
Il en est de même pour moi, plus je pense à mon père disparu, il y a un peu plus d'un an, plus je me sens envahi par les images et les souvenirs de mon enfance. Ces bouts de vie qu’au fil du temps la mémoire archive dans l'un de ses tiroirs et que l'on oublie d'ouvrir sauf par accident.

                       
Je nous vois grimper sur la petite colline côte à côte, puis subitement j'avais voulu le devancer pour lui montrer que j’étais fort du haut de mes huit ans.
Le premier envol de l’oisillon est un mélange de peur, de fierté et de découverte. « L’aventurier » en herbe ne cherche pas vraiment l'aventure car il en ignore le vrai sens, il ne fait que mesurer ses capacités pour prouver à son « couveur » qu'il grandit et pour se rassurer lui-même. Avant de se cacher pour mourir, les oiseaux passent le plus clair de leur vie à exhiber leurs « exploits » comme si l'existence n'était qu'un simple envol sans lendemain.
Il m'avait laissé faire, sans mot dire, l’œil inquiet de peur que je ne trébuche sur ce versant rocheux et abrupt tout en essayant par précaution de maintenir discrètement, afin de ne pas me vexer, une courte distance entre nous.

Haletant et fier je m’étais arrêté.  
- « Je suis au sommet ! »
un sentiment de puissance me traversant le cœur, encouragé par un vent légèrement frais, véhiculant les parfums de la vallée, qui frappait mes joues me rappelant les petites tapes de félicitations de mon père suite à une bonne note obtenue au collège.
Je regardais le beau paysage de notre Sud jusqu'à fixer la rivière en contre-bas avec l'envie inconsciente de me désaltérer. 
Je le vois arriver derrière moi souriant en me disant : « Je te rappelle que nous sommes venus pour cueillir du thym et non pas des lauriers. »  
J'ai mis des années avant de comprendre le sens de cette phrase. D'ailleurs, s'adressant à son fils de huit ans, je ne crois pas qu'il voulait que je comprenne, il voulait que je la retienne, persuadé qu'elle me servirait plus tard quand je serais en âge de comprendre.
La vraie récompense pour tout être étant, non pas un quelconque trophée consenti par les autres, mais vivre pleinement, peu importe le risque ou les déconvenues.
La seule réussite est d'assumer son statut de vivant, savourer le plaisant et gérer le contrariant. L'être humain ne devrait pas courir après un trophée, quelle que soit sa nature, mais après son bien-être, garant de clairvoyance aussi bien dans le bonheur que dans le malheur en traitant le clair et l'obscur à pied d'égalité comme deux inséparables régulateurs de notre existence.

               
Le thym sauvage du Sud du pays est une espèce propre à cette région du monde. Plante d'une vingtaine de centimètres aux feuilles larges dont la morphologie s'approche de celle des feuilles de menthe.
Les sudistes aiment le cueillir le dimanche après un pique-nique familial en plein air, en escaladant les petites collines où il pousse librement, ce qui a pour avantage d'aider à la digestion après un repas bien copieux en plus de celui de pouvoir le savourer le soir pour rester léger puis de bien profiter d'un sommeil réparateur avant d'entamer une nouvelle semaine de travail pour les parents et d'école pour les enfants.
Une fois lavées, les feuilles fraîches du thym sont posées dans un saladier, arrosées de jus de citron et d'une pincée de sel, d'un peu d'huile d'olive, puis on y ajoute un oignon vert finement haché, et on les déguste avec le pain local. 
Une salade exclusivement du terroir disait mon père, savoureuse et nourrissante sans alourdir la panse. Goûteuse et simple comme cette belle région généreuse, verte et fleurie, où se succèdent les rivières, les gaves et les vallons. Rien n’est à changer, aimait répéter Nadim, sauf les cerveaux sclérosés de ceux qui l'habitent, cela suffirait pour connaître le paradis de son vivant sans avoir à attendre la faucheuse pour y avoir droit si ce droit existe vraiment.

Ceux qui comme mon père ont initié la révolte dans son absolu, il y a fort longtemps, sont tous morts. Les célèbres comme les inconnus n'ont pas pu voir le fruit de leurs efforts ni en apprécier les effets ou les méfaits.
Nous ne saurons jamais ce qu'ils sont devenus, certains croient le savoir car croient à la vie après la vie, plus aseptisée car éternelle.
Nadim n'y croyait pas. Seule la révolte des vivants est éternelle, peu importe le mobile dès lors qu'il est juste. L'idéologie, pensait-il, n'est pas une finalité en soi mais un outil, une arme dressée contre l'absurde des croyances pré-fabriquées et l'injustice qui en découle. Et quand ce n’est pas l’injustice c'est le mal-être qui prévaut, défigurant l'être dont la vie devient supplice toutefois accepté jusqu'à finir par l'apprécier. 
Maigre consolation est l'attente pour accéder au paradis céleste promis, de mille et une manières, depuis plus de cinq mille ans, par des promoteurs de la séparation du bien et du mal, les entrepreneurs de l'enfer comme du paradis, ces distributeurs de promesses, de récompenses, de menaces et de châtiments ne sont que les iconoclastes de la régression des êtres humains qui ainsi sont divisés en deux catégories: les bêtement croyants et les contraints à passer leurs vies tout en gaspillant leur énergie à justifier leur non croyance ou à l'occulter de peur d'être marginalisés, voire pire, de peur d'être mis au pilori et tout cela aux dépends du progrès à la traîne derrière le temps qui court.

Me voici dans l’avion pour aller enterrer mon père. Je vais fouler à nouveau de mes pieds le sol où pousse le thym pour la première fois depuis onze ans, une éternité.
Un peu moins de quatre heures pour me remémorer nos conversations téléphoniques qui  réveillaient ma mémoire olfactive. J'aimais sentir le thym à travers ses paroles, ses paroles avides de me revoir et connaître ses petits enfants. Triste destin que celui des battants contre l’ordre établi, ils doivent se contenter des seuls parfums.

Entre ciel et terre je ne pensais qu’à mon père et à sa tendresse persévérante. Qui a dit que la tendresse est réservée aux mères, quoique la leur soit indispensable aussi ? Plus qu’un couveur, c’était un pédagogue. Combien de fois m’a-t-il rappeler à l’ordre suite à mes excès ! Il me disait :
- «  laisse-toi aller à tes désirs mais contrôle ton instinct » 
Conscient de ne pas avoir sa force je ne pouvais répondre que ceci :
- «Je vais essayer »
Que peut faire un jeune homme fougueux, manquant d’expérience et à l'ambition vorace, sinon essayer de modérer sa fougue ... ayant eu la chance d’avoir un excellent maître et la malchance d’être un impatient. Je me pose encore la question de savoir comment a-t-il fait pour ne jamais être la proie des croyants ordinaires ? 

L’avion a atterri, terminant son vol sous le soleil timide de l’hiver levantin. Je songeais au long voyage de mon père, de son nid natal douillet jusqu'à chaque recoin de l’humanité dans un « envol hélicoïdal ascendant » comme il avait lui même qualifié sa vie. Une seule obsession m’habite depuis cet atterrissage au pays du thym: si seulement je pouvais trouver sa boîte noire. 

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