Les voyelles

Soumis par Hayan Sidaoui le jeu 07/09/2017 - 21:03

Rubrique

 

 

Les deux écritures antiques les plus anciennes connues sont la cunéiforme de Mésopotamie et les hiéroglyphes d’Egypte. Comme toutes les langues de l’antiquité qui ont suivi jusqu’à l’invention de l’alphabet par les phéniciens, celles-ci étaient des écritures du type agglutinant, c’est-à-dire une adjonction de dessins symboliques sans phonétique. En réalité, c’étaient des dessins que seuls les scribes qui les écrivaient pouvaient comprendre.

Tablettes Cunéiformes du Palais Royal D'Ebla, Syrie, 2300 av. J c.
Tablettes Cunéiformes du Palais Royal D'Ebla, Syrie. 2300 av. J c.

Un exemple dessiné par un scribe mésopotamien : une montagne représentée à côté d’un pied, signifiait qu’une personne est partie à l’étranger puisque les frontières de la Mésopotamie étaient constituées de chaînes montagneuses, le Zagros à l’est, les Taurus au nord et le mont Liban à l’ouest, alors que le sud n'était qu'une vaste étendue désertique où personne ne s'aventurait. Seul le scribe en question savait quelle personne était partie et de quel côté elle était partie. Si un non lettré regardait le dessin de la montagne avec un pied à côté, il ne pouvait qu'interpréter, "grimper sur la montagne", "la montagne c'est le pied", etc.

D’autre part, le scribe devait être doté d'une excellente mémoire car si plusieurs années plus tard, le roi ou un dignitaire lui posait la question suivante : " à qui est ce pied et quelle montagne a-t-il franchi cette année-là ?" Le scribe avait tout intérêt à s'en souvenir.

Ces écritures étaient donc non publiques et non déchiffrables par le peuple, d’où le statut de haut fonctionnaire et de noble du scribe qui détenait les « secrets » du pouvoir. Les écritures antiques étaient donc des écritures non "démocratiques", réservées aux élites de l'époque, les scribes et les prêtres.

Petit à petit ces dessins se schématisaient, notamment en Mésopotamie, où le roseau taillé en pointe sert de "plume" pour "écrire" sur un support d'argile encore humide, en forme de tablette. En séchant, l'écriture devenait "immortelle". Mais au moment où le roseau bizuté s'enfonce dans l'argile encore humide, il laisse la trace d'un trait ponctué par une tête de clou, d'où le nom de cunéiforme. Ainsi, la montagne est représentée par deux traits obliques à tête de clou.

En passant quelques étapes de l'évolution de ce type d'expression, cette écriture à l'origine graphique devient de plus en plus stylisée, les dessins deviennent symboles, symboles encore moins déchiffrables pour les non-initiés. Un peu plus de deux millénaires plus tard d'évolution stylistique, apparaît le premier alphabet phénicien qui se caractérise par une nouvelle forme, mais surtout par l'introduction phonétique, ce qui était une grande révolution. On ne dessinait plus des faits, mais on schématisait des sons, notamment ceux de la langue sémitique locale.

 

carte méditerranéeCette langue fut propagée par les navigateurs-commerçants phéniciens dans tout le pourtour méditerranéen. La Phénicie est un territoire qui se situait approximativement dans l’actuel Liban. Les deux cités les plus importantes du point de vue historique  sont Sidon, aujourd'hui Sayda, et Tyr, aujourd'hui Sour. Sans oublier Byblos où l’on a retrouvé les plus anciennes traces de l'alphabet phénicien.

L’alphabet phénicien est inscrit depuis 2005 par l'UNESCO comme "mémoire du monde" et héritage de la république libanaise.

Celui-ci donna naissance aux alphabets latin, cyrillique et copte. Cet alphabet et ses alphabets dérivés étaient bien plus maniables que les dessins cunéiformes ou les hiéroglyphes et aussi plus accessibles au public. Mais ils souffraient d'une possibilité d'expression limitée, car exclusivement consonantiques, c’est-à-dire dépourvus de voyelles.

Sans voyelles il était impossible de constituer des images, métaphores ou allégories comme il était impossible d'élaborer une pensée dans le sens intellectuel du terme. On ne faisait donc que générer des sons qu'on utilise dans la vie de tous les jours. Une langue n’utilisant que des consonnes reproduit des sons représentant strictement un objet, une action ou un besoin courant, avec des voyelles elle permet d'élaborer des phrases abstraites facilitant l'expression "imaginative", les voyelles ont induit la grammaire.

Ce mode d'expression écrite a survécu pendant six siècles et jusqu'à l'avènement de l'oligarchie des Trente à Athènes en 404 av. J.-C. Elle succède à la démocratie grecque suite à la guerre du Péloponnèse. Celle-ci avait interdit toute expression démocratique écrite. Ce sont les Grecs qui ont inventé et introduit la voyelle à cette époque, pour contourner la censure des écrits en enrichissant la phonétique consonantique, permettant d'exprimer sans mal une pensée ou une idée élaborée.

D'ailleurs certains chercheurs dans ce domaine attribuent à Socrate, premier révolutionnaire contre la dictature des Trente, une contribution importante à la mise au point de la voyelle.

C'est donc un besoin révolutionnaire qui a inventé la voyelle pour faire face à la censure d'une dictature.

Le revers de la médaille est que la voyelle permet aussi, outre l'expression d'une haute pensée ou une noble idée, l'expression de toute sortes d'âneries et d'idées foireuses comme on le constate quotidiennement dans nos médias, dans les réseaux sociaux ou même dans une conversation ou un débat de vive voix. Elle peut aussi développer certains anachronismes souvent mal venus, je prends un exemple au hasard : "bonne année". Personnellement je n'ai jamais su quand commence la "bonne année" et quand elle se termine et il en était de même pour les inventeurs de la voyelle.

Publié sur mon compte FB le 31 décembre 2016

 

Je ne résiste pas à publier une oeuvre d'Arthur Rimbaud :

A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles,
Je dirai quelque jour vos naissances latentes :
A, noir corset velu des mouches éclatantes
Qui bombinent autour des puanteurs cruelles,

Golfes d'ombre ; E, candeur des vapeurs et des tentes,
Lances des glaciers fiers, rois blancs, frissons d'ombelles ;
I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles
Dans la colère ou les ivresses pénitentes ;

U, cycles, vibrements divins des mers virides,
Paix des pâtis semés d'animaux, paix des rides
Que l'alchimie imprime aux grands fronts studieux ;

O, suprême Clairon plein des strideurs étranges,
Silences traversés des Mondes et des Anges :
- O l'Oméga, rayon violet de Ses Yeux ! -